Les 3ème Prépa Pro ont crevé l’écran

(actualisé le )

Derrière les images du réel,
il y a l’auteur

Mercredi 17 mai, il fait chaud au parc Monceau. A l’ombre d’une statue pique- niquent les élèves de 3ème Prépa Pro du lycée Anatole France de Colombes : c’est aujourd’hui la remise de la Mention Spéciale du Jury du Lycée Pro crève l’écran [1], alors on s’est fait beaux ! Sarah a déjà vu le film qui sera projeté tout à l’heure et partage avec ses camarades les questions qu’elle aimerait poser à Didier Cros, le réalisateur. On voudrait aussi lui demander plein de choses sur lui : Pourquoi réaliser des documentaires et pas des fictions ? Est-ce qu’à notre âge il se serait imaginé être ici ? C’est important pour lui de parler aux jeunes ? … Stacy, elle, aimerait surtout réussir à dire « sa » phrase, celle sur le point de vue dans les images du réel, mais elle bute sur les mots, s’emmêle les pinceaux et, elle a beau répéter, réessayer… elle n’y arrive pas. Et c’est déjà l’heure !

On pénètre dans le bel hôtel particulier de la Scam (« Imagine, c’est là ! » souffle une élève médusée par la beauté du lieu) où l’on retrouve la classe lauréate de la Mention Spéciale du Jury. Véronique Bourlon, Directrice de l’Action Culturelle, accueille les élèves dans la salle de projection : « Est-ce que vous savez ce qu’est la Scam ? » Elle explique alors : « Vous avez devant vous un auteur, Didier Cros, et il y en a presque 40000 : il y a des auteurs comme Didier qui réalisent des films documentaires mais également des auteurs qui réalisent des documentaires pour la radio, des journalistes, des écrivains, des photographes et puis des gens qui font des choses sur le web en réalité virtuelle, en réalité augmentée… donc tous ces auteurs représentent la maison : la Scam c’est une maison qui est là pour défendre les auteurs et on a toute une action d’éducation artistique et culturelle et cette belle opération du Lycée Pro Crève l’ Écran en est une des manifestations ! »

C’est la volonté de la Scam d’ouvrir les jeunes au genre documentaire qui a donné naissance au Lycée Pro Crève l’Écran. Comme l’exprimera finalement parfaitement Stacy, l’objectif de ce dispositif est de faire prendre conscience aux élèves « que derrière les images du réel, il y a l’auteur : ce n’est pas le réel, c’est juste son point de vue sur le réel ». Depuis cette année, la Scam ouvre aussi ses portes aux professeurs désireux de trouver des réponses à leurs préoccupations en matière d’éducation à l’image, de mise en œuvre de l’EMC et du parcours citoyen : en novembre 2016, une trentaine d’entre eux y a suivi le stage du PAF « Éducation à l’image et parcours citoyen en LP » [2] dont les objectifs étaient d’initier des démarches pédagogiques pour développer chez les élèves la construction d’une pensée critique à l’égard des images du réel.

Ce stage est venu confirmer l’intérêt des enseignants pour le documentaire et la nécessité de les ouvrir à une connaissance plus juste de la nature de ces films, ainsi qu’à leur potentiel pédagogique : la Scam ne s’y est pas trompée, le film documentaire a vocation à devenir un support courant dans les classes. Non seulement parce que nos élèves grandissent dans une société de l’image, qu’ils en sont quotidiennement bombardés, qu’eux-mêmes en bombardent quotidiennement les réseaux sociaux (sans toutefois vraiment en saisir la portée, le sens, la dimension symbolique), mais aussi, comme l’explique Didier Cros aux élèves qui lui demandent pourquoi réaliser des documentaires plutôt que des fictions, parce que « c’est un enrichissement extraordinaire : dans la vie quotidienne on n’est malheureusement pas amené à rencontrer la différence et l’autre - et les documentaires permettent cette rencontre –là ! »

À Sarah qui lui demande si faire des films sur les SDF, les prisonniers, les chômeurs, les handicapés « c’est pour faire réagir les gens ou pour leur dire, à ces personnes-là, qu’ils sont pas tout seuls ? » Didier Cros répond : « Ça pose la question de l’autre, on est tous pareils, tous différents : c’est un abime de complexité, de perplexité et de fascination. C’est intéressant de creuser cette idée du même et de la différence : où est-ce que se situe la différence ? Où est-ce que se situe le fait que l’on est tous semblables ? Et puis chaque documentaire est habité par une question politique, on pose des questions de société et le simple fait de les poser, sans apporter nécessairement de réponse, ça encourage chacun à se positionner. »

On n’arrêtait pas d’écrire

Marie-Paule Maillard, professeur de Lettres-Histoire au lycée Simone Weil de Conflans-Sainte-Honorine, a inscrit dans la foulée du stage sa classe de 2nde Bac Pro au concours Le Lycée Pro Crève l’écran. Et ils ont décroché la mention spéciale du jury ! Sous les applaudissements, Véronique Bourlon leur remet leur diplôme et un chèque de 500 € [3] « que vous allez vous partager pour faire de belles choses ensemble ! Bravo ! » Marie-Paule Maillard, raconte : « C’était une belle expérience, déjà la formation, le cadre, tout, ça joue énormément, il y a eu une belle motivation de la classe dès le départ ». Yanis, un de ses élèves, renchérit : « On s’est réparti les tâches par deux, et à chaque fois on n’arrêtait pas d’écrire ! ».

Chaque classe ne devant présenter au jury qu’une seule critique, le projet engage les élèves dans une réalisation commune selon un mode collaboratif de travail : « Ils ont compris, reprend Marie-Paule Maillard, qu’individuellement ils n’auraient pas pu écrire cette critique mais qu’une fois qu’on avait mis bout à bout toutes leurs idées, il y avait l’essentiel ! Après il y a un moment de flottement : ils se disent « ça y est c’est fini on a terminé » alors qu’il faut encore travailler, corriger, revoir les passages, trouver des titres… on a beaucoup discuté sur les titres et les intertitres ». Émettre des critiques sur un titre ou la formulation d’une idée, défendre sa proposition ou adhérer à celle de son camarade… c’est, comme y invite le parcours citoyen, « accepter la diversité des opinons ainsi que les désaccords en privilégiant l’écoute et le débat » [4].

JOB STORY
version Didier Cros

Parmi les trois films sélectionnés [5] pour cette session du Lycée Pro Crève l’Écran, c’est sur « La Gueule de l’emploi » que les élèves de Conflans ont écrit. Dans leur critique, ils expliquent l’avoir choisi « car il évoque le recrutement et c’est un sujet rarement traité dans les médias. Pour entrer dans notre filière, la MELEC/ MN (Métiers de l’électricité et de ses environnement connectés / Marine Nationale), chaque élève a d’ailleurs passé un entretien face à des professeurs et des représentants de la marine nationale. Nous aussi, nous étions stressés et nous avions envie d’être retenus, tout comme les candidats dans le film. Nous avons souhaité le voir dans sa totalité car nous avons voulu savoir qui allait être pris à la fin. Cette envie irrésistible d’aller jusqu’au bout du film, ça nous a interpellés : nous avions l’impression d’être pris dans un jeu, mais un jeu pervers, malsain ; parfois, on s’identifiait aux candidats, on était mal à l’aise, et à d’autres moments, on se mettait à la place des recruteurs. » [6]

Partant ainsi de ce qui, dans leur expérience personnelle, a stimulé le choix de ce film, les élèves dépassent ensuite une lecture purement émotionnelle du film pour identifier les valeurs en jeu : « le mode de recrutement est très violent. Le jury infantilise les candidats et leur fait perdre leurs moyens en utilisant des techniques humiliantes. » [7] Ils inscrivent ainsi l’itinéraire des protagonistes du film dans un cadre politique, et posent un regard critique sur la société : « Le film est porteur d’un message fort : alerter sur les moyens utilisés lors des entretiens d’embauche. Les candidats sont obligés de se soumettre à cette sélection par instinct de survie car ils sont au chômage, pour certains depuis longtemps, alors ils sont prêts à tout pour avoir un travail (…) Les recruteurs sont satisfaits de leurs techniques, ils pensent rendre service alors qu’ils font le contraire car, comme nous l’a dit le réalisateur, ils « évaluent quelqu’un non par sur ses compétences mais sur son comportement, ses attitudes ». Franchement, on comprend mieux pourquoi il y a des suicides liés au travail en regardant La Gueule de l’emploi, surtout que tout se passe en huis-clos, ce qui est encore plus angoissant . » [8]

Les élèves ont également rendu compte de leur expérience de spectateur : « Parfois on a ri car certaines réactions étaient démesurées. Et c’était comme un règlement de compte (…)On peut donc dire que ce documentaire est comme une émission de survie avec un prix à la clé, une sorte de « Koh- Lanta » sauf que les candidats se battent pour avoir un job. Déloyauté, cruauté voire injustice, cela nous amuse face à une émission de téléréalité mais dans notre société, le monde du travail n’est pas un jeu. Malgré quelques scènes qu’on a trouvées un peu longues (la séquence des entretiens individuels manque à notre avis de rythme comparée au dynamisme des scènes de groupe), vous vous laisserez très facilement emporter par ce film qui va vraiment vous faire réfléchir sur le monde de l’emploi. » [9]

C’est essentiel que vous preniez
confiance en vous

À son tour, Didier Cros félicite les élèves : « Bravo vous avez fait un super boulot, vous avez bien senti le film, et d’ailleurs ce que j’ai trouvé intéressant, c’est que vous-mêmes vous avez affirmé un point de vue, sans oublier de relativiser l’intérêt que vous avez pour ce film - et vous avez bien fait ! Bravo pour ce remarquable travail ! » Sarah lui demande alors : « Est-ce qu’à notre âge vous vous seriez imaginé être ici, avoir fait tout ce que vous avez fait ? - Pas un instant ! s’exclame le réalisateur, parce que même si j’étais passionné de cinéma, c’était surtout un enrichissement, une évasion, je ne me voyais pas devenir réalisateur ; ça s’est construit petit à petit et par la petite porte, parce que j’ai pas fait de grandes études… » Et quand Stacy lui demande quelle est sa plus grande fierté, Didier Cros concède : « Je veux bien parler de satisfaction, et ça rejoint un peu la confiance en soi. Moi j’ai quitté l’école en 4ème, je me suis construit autrement, par les films et par les livres : eh bien s’il n’y avait pas eu ce déclic de se dire, OK finalement je suis pas plus bête qu’un autre et je peux arriver à produire quelque chose, et je veux aller au bout de ce que je veux produire… C’est essentiel que vous preniez confiance en vous ! C’est vraiment important, n’oubliez pas ça parce qu’on peut arriver à faire des choses, y’a aucun problème : c’est à vous d’y aller, OK ? »

Hélène Kuhnmunch

Notes

[1Ce concours départage les meilleures critiques de documentaire écrites collectivement par des classes de Bac Pro : http://www.lettres-histoire.ac-versailles.fr/spip.php?article122

[2Ce stage co-animé par François Ekchajzer, journaliste à Télérama, et Hélène Kuhnmunch, PLP lettres-histoire, est reconduit au PAF 2017-2018.

[3Le premier prix, d’une valeur de 1500€ a été attribué à la classe de 1ère Bac Pro esthétique du lycée Antoine Lomet d’Agen : François Ekchajzer raconte ici sa rencontre avec les élèves : http://www.telerama.fr/tag/aux-frontieres-du-reel/

[4Sur le déroulement d’un de ces débats en classe et plus globalement sur la mise en œuvre de l’EMI, de l’EMC et du parcours citoyen à travers le genre documentaire, cf. « Contre une pédagogie de l’indifférence », Hélène Kuhnmunch, in Interlignes n°47 – juin 2017.

[5« La Permanence » d’Alice Diop, « Chante ton bac d’abord » de David André et « La gueule de l’emploi » de Didier Cros.

[6Extrait de la critique lauréate

[7Ibid.

[8Ibid.

[9Ibid.